Quelques hapax de mes connaissances (2024)

1Alfred de Vigny nous conseille, dans «La Maison du Berger» d’«[aimer] ce que jamais on ne verra deux fois», ce qui correspond plus ou moins, avec un petit effort de synesthésie, au hapax legomenon. Ayant été en effet intrigué dès mon doctorat sur Girart de Vienne par le mystère de ces expressions et de ces mots isolés sur lesquels nous butons tous pour peu que nous nous mêlions d’éditer des textes médiévaux, je médite depuis longtemps l’opportunité de ce que je propose ici. Il s’agit de «se confesser» publiquement des vocables qu’on n’a pas su réduire à l’ordre dans l’édition d’un texte, dans l’espoir qu’un collègue quelque part sera tombé sur le même mot, car les grands dictionnaires d’usage sont loin, c’est une évidence, d’avoir épuisé tous les problèmes que pose le lexique français du moyen âge. Et à qui se confesser avec plus d’à propos qu’à notre collègue et ami à tous, le Père André Moisan, destinataire de ce volume?

2J’entends cependant élargir un peu le champ de la discussion sous le signe du mot hapax. Il y a certes des mots que l’on n’a vus qu’une seule fois dans tous les textes édités jusqu’à ce jour, tel le célèbre adjectif espaarz qui décrit les taureaux du vilain gigantesque dans Yvain1, et qui a amené certains scribes, dont Guiot2, à y substituer un nom, leoparz, que la suite dénonce avec certitude comme une lectio facilior, puisqu’il n’y est faite aucune allusion à d’autres animaux que des taureaux. C’est l’exemple-type du hapax, puisque même des copistes, hommes du moyen âge, sinon de la même génération que Chrétien, ne comprenaient pas (ou plus?) cet adjectif. Reid a beau proposer «wild, ownerless (?)» dans son glossaire, Tobler-Lommatzsch (III, 1136) peuvent à leur gré suggérer «mit schwertförmigen Hörnern» dans leur dictionnaire, le mystère reste entier, et le restera probablement à tout jamais, à moins que quelque texte encore inédit ne paraisse un jour qui utilise espaarz dans un contexte plus contraignant quant à son sens que celui d’Yvain.

3Mais il me semble qu’on peut étudier la même problématique par rapport à une autre catégorie, au moins, de mots et d’expressions. Il s’agit de termes en apparence parfaitement familiers mais qui sont employés d’une façon tout à fait inattendue, de sorte que la signification normale ne saurait convenir au contexte. Ici il faut évidemment faire la part de la subjectivité, car en déclarant que tel mot est inacceptable dans tel contexte, nous tablons tous sur notre incompréhension peut-être injustifiée, pour créer en fait une sorte de hapax: ce mot n’est pas ce qu’il semble être, c’est un sosie, dont nous ne savons pas le sens, du mot connu. La différence, méthodologiquement parlant, entre cette catégorie de mots et le vrai hapax, c’est que nous sommes en général portés à corriger les «sosies», tandis que le propre du hapax, c’est d’habitude qu’on le signale sans y toucher. Considérons d’abord brièvement le problème du «sosie».

4Soit, pour commencer ma «confession» personnelle, le cas de veüz, participe passé, dans le passage suivant de Girart de Vienne3, (ca. 1180):

6136

molt fu li rois vers Girart irascu,

tant que.VII. anz li a siege tenu,

a qatre rois et a XIIII. dus,

a.XXX. contes qui sont de grant vertu;

6140

de l’autre enpire n’i fu conte tenu

par.IIII. foiz.XL. mile et plus;

l’arriere ban de France i est venu,

et les perrieres et les engins veüz.

Et Girart fu au fenestres lasus...

(Variantes du v. 6143: et l’emperez ait les angins veü D; et li engin venu S; e. meüz B; e. menuz H.)

5La correction de ce vers serait malaisée: le désarroi des témoins est assez visible et suggère que la faute, si faute il y a, s’est produite très haut sur le stemma. La version de D a le mérite d’être cohérente (une fois faite la correction emper[er]ez qui s’impose) et l’on conçoit à la rigueur qu’un scribe ait pu mal lire et l’empereres pour en faire et les perrieres. Seulement, il n’y a aucune allusion à ces engins, avec leur article défini, dans ce qui précède, et du coup le vers de D a l’air assez plat et même oiseux. Isolée dans ce manuscrit (bien qu’il faille avouer que les manuscrits se regroupent D/BGHS dans cette partie du poème), cette leçon pourrait être une lectio facilior. L’hypothèse la plus satisfaisante est sans doute qu’un ou plusieurs vers ont été omis avant 6143 dans un ancêtre commun de tous les manuscrits existants. A moins que cet emploi de veüz n’ait un pendant dans un texte que les dictionnaires ne connaissent pas... J’en doute fort, mais c’est pour tenter cette dernière chance que, dans ce cas et d’autres, j’ai cru utile d’attirer l’attention sur une énigme que je ne crois pas pouvoir résoudre dans l’état actuel de mes connaissances.

6Il vaut peut-être la peine de signaler encore les exemples suivants de mots employés de façon inattendue, sans précédent en ancien français selon Tobler-Lommatzsch et Godefroy, dans Girart de Vienne: bedoïn employé comme insulte (faite à un chrétien) dans l’expression «bedoïn losangier» au v. 493 (aucune variante); la boce d’un éperon, v. 5238 (variantes: boucle D, boscle S; manque B); engagier au sens d’«enrôler», v. 1937 (aucune variante; voir la note dans l’édition, où J. Monfrin suggère un emploi figuré dont TL donne deux exemples tirés d’un contexte courtois: «Je vous appartiendrai si parfaitement que vous pourrez me mettre en gage comme votre chose propre»); vavasore, féminin de vavasor, v. 1297 (aucune variante).

7Ayant été, peut-être indûment, influencé au tout début de ma carrière universitaire par une sage mise en garde de M. Brian Woledge au sujet du caractère subjectif de notre jugement sur ce qui constitue une faute plutôt qu’une construction ou un mot que nous ne connaissons simplement pas, j’hésite sans doute plus que la majorité des éditeurs de nos jours à corriger là où le moindre doute subsiste. C’est tout de même (et je sais que j’exprime ici un avis qui n’est pas à la mode aujourd’hui) une gageure pour un homme du xxe siècle que de vouloir faire la leçon à un authentique homme médiéval. On répondra que ce sont de pauvres hères, les scribes, faisant un travail ennuyeux sous un éclairage insuffisant, sans toujours comprendre ce qu’ils transcrivent et s’en souciant fort peu la plupart du temps. Il a souvent dû en être ainsi, certes, et dans le cas présent il faut avouer que le scribe du manuscrit 5 de Girart de Vienne, par exemple, correspond très bien à cette description, mais on doit toujours connaître dans la mesure du possible tous les copistes à qui l’on a affaire, et celui de mon manuscrit de base n’y correspond guère. J’ai préféré lui faire confiance, d’autant plus que, comme je l’ai dit, aucune solution qui soit manifestement plus proche de l’original ne se trouve dans les autres témoins.

8Mais même là où il s’agit d’un copiste que tout le monde savant se plaît à conspuer, comme celui du Tristran de Béroul (impossible de s’en tenir seulement à des textes épiques, malgré le thème de ce volume), il nous arrive de corriger sans nécessité. Je me permets de rappeler ici le hasard qui m’a naguère permis de montrer que c’est le cas du vers 2814 de ce poème4: Iseut, que son amant vient de rendre à Marc, dit à Tristran:

2811 Por Deu vos pri, beaus douz amis,
Que ne partez de cest païsTant qos saciez conment li rois
Sera vers moi, iriez ou lois.

9Le vers 2814 a été corrigé à l’envi par la plupart des éditeurs et des critiques, à qui il a paru bizarre qu’Iseut parle de strabisme dans ce contexte. Parcourant un jour pour d’autres besoins le Perceval de Chrétien, je suis tombé fortuitement sur le passage dans lequel l’Orgueilleux de la Lande fait à son amie de violents reproches après avoir appris que le jeune Perceval a volé à celle-ci non seulement le dîner qu’elle lui destinait, mais aussi un baiser5. Parmi ses propos désobligeants il y a le passage suivant:

816 Cuidiez que je ne vos connoisse?
Si fas, certes, bien vos conois;
Ne sui si borgnes ne si lois
Que vostre falseté ne voie.

10Il ne s’agit pas de refaire ici l’article de la Romania, mais il est évident que lois peut être employé métaphoriquement pour décrire l’attitude du mari ou de l’amant complaisant qui ferme les yeux sur l’inconduite d’une femme aimée. Dès lors, même si l’on peut à bon droit estimer que la leçon originelle a pu tout de même être cois, qui offre un meilleur contraste avec iriez, comme me l’a suggéré M. Anthony Holden après avoir lu mon article, toute correction devient hasardeuse et lois reprend, en tant que métaphore, son sens accoutumé au lieu d’être un mot aberrant et quasi irrecevable dans le contexte où il se trouve chez Béroul. Le fait que la solution se trouve cette fois, non pas dans un texte édité de la veille ou dans une œuvre très obscure, mais chez Chrétien de Troyes ne laisse pas d’étonner et constitue, à mon sens, une nouvelle mise en garde contre la «correction» intempestive de leçons jugées anormales ou improbables.

11Si j’ai voulu parler de cet exemple, c’est qu’il souligne de façon paradigmatique le côté subjectif qui sépare le «sosie» du hapax: tandis que l’unicité de celui-ci peut être objectivement vérifiée dans les ouvrages de référence (quitte à rayer le mot sur la liste s’il fait par la suite une apparition dans un texte inédit ou dans une banque de données), l’on peut légitimement être d’un autre avis sur l’inadmissibilité de la signification normale d’un mot dans un contexte donné.

12Un dernier «sosie» dont je voudrais reparler ici (je l’ai déjà signalé ailleurs, sans susciter de réaction parmi les médiévistes) est curieux en ce sens qu’il n’en est un que pour l’ancien et le moyen français: il s’agit de l’emploi du mot salle dans l’extrait suivant, tiré du fragment d’un poème inconnu de 123 vers sur Pyrame et Thisbé que j’ai pubhé dans le Reid Memorial Volume6. Thisbé parle à son amant:

94 Si alez dehors la cité
A la salle d’antiquité
Et m’atendez a la fontaine
Qui par est tant et clere et saine.
Desouz le mourier m’atendez...

13Il est évident que cette salle se trouve à l’extérieur et que la fontaine et le mûrier en font partie; c’est donc un bois ou un bosquet. Cette signification n’est, sauf erreur, reflétée par aucun autre texte médiéval: absente de TL et de Godefroy, elle l’est également du Huguet, pour ce qui est du xvie siècle. Le Dictionarie de Cotgrave, 1611, l’ignore aussi. Elle semble réapparaître dans quelques textes du xviie siècle et le FEW (t. 17, p. 9a: «ubertragen nfr. salle [...] lieu entouré d’arbres qui forment un couvert») renvoie à la première édition du Dictionaire de l’Académie française de 1694. Il est assez rare, même après cette date, de trouver salle «bosquet»: l’exemple le plus connu est probablement «la salle de marronniers» où se déroule le dernier acte du Mariage de Figaro. Notre fragment n’est sans doute pas plus récent que le xiiie siècle; il serait intéressant de savoir si quelque collègue a retrouvé salle dans ce sens dans un autre texte d’avant 1600.

14Revenons maintenant au hapax authentique, et à l’épopée, avec Girart de Vienne. Ce texte contient également trois hapax que je voudrais signaler ici à l’attention des médiévistes. Le premier se trouve au v. 3191:

3188 Desoz Vienne ot J. bochet molt gent,
li dus Girart i fet entrer sa gent,
son aguet fet de.III.M. conbatanz;
de l’or des armes li boochel resplant. (Variantes du v. 3191: le bosquet en r. B, li bocheax r. H; manque DS.)

15Dans son compte-rendu de l’édition Yeandle7, Alfons Hilka qualifie la forme boochel de «unhaltbar», intenable. On voit en effet mal quelle pourrait être l’origine de ce mot: cela semble être un diminutif, à en juger par la dernière syllabe, mais l’hiatus oo qui précède est surprenant. Cependant, les variantes n’offrent pas d’alternative satisfaisante, le en qui, dans B, est nécessaire pour le compte des syllabes étant redondant après de dans le premier hémistiche, tandis que la leçon de H paraît hypométrique. Ici encore, la faute, si c’en est une, semble remonter au-delà des manuscrits préservés et il est difficile d’entrevoir ce qu’a pu être la leçon du modèle du manuscrit de base si ce n’est pas celle que nous avons.

16La deuxième leçon problématique concerne la division des mots à la fin du vers 5280. Il s’agit d’un moment pendant le grand combat singulier entre Roland et Olivier où Aude s’en va prier dans une chapelle pour les deux combattants:

5277

tel due[1] en ot la cortoisse pucele

a pou li cuers ne li part soz l’esele.

Corant en vait droit a une chapele,

5280

devant l’autel se rant a Deu en cele:

«Glorïeus Deu,» ce dit la damoisele...

(Variantes du v. 5280: se r. la damoisele D, a mis.i. chandoile S.)

17Le manuscrit D fournit à première vue une leçon très acceptable au v. 5280, mais elle se dénonce comme une lectio facilior dès qu’on lit le vers suivant où la répétition de damoisele à la rime n’est évitée qu’au prix d’écrire donzelete, ce qui introduit une assonance dans une laisse qui rime en -ele. S a d’office l’air d’une autre lectio facilior, d’autant plus que D et le manuscrit de base ont tous les deux se rant en début d’hémistiche.

18Hilka, dans son compte rendu de l’édition Yeandle, suggérait d’imprimer plutôt encele (Ancilla). Mais dans ce cas se randre aurait le sens, que ce verbe a en effet souvent, de «prendre le voile», ce dont il n’est pourtant nullement question ici ou dans le reste du poème. La prière ne s’adresse pas non plus à la Deu Ancele, la Sainte Vierge. Dans la note que j’ai consacrée à ce vers dans mon édition, j’ai proposé la traduction suivante: «devant l’autel elle se rend (se soumet, fait l’oblation d’elle-même) à Dieu en secret», et je ne vois aucune raison aujourd’hui de changer d’avis. Cela suppose seulement que cele doit être un substantif post-verbal de celer, au même titre que celement ou celison, avec cette différence que cele est inconnu des grands dictionnaires (voir cependant le few, t. 2, p. 572a: cela «cachette» en ancien dauphinois). Ce serait un mot très acceptable quant à sa forme, et il serait étonnant qu’il n’y en ait pas d’autres exemples quelque part.

19Le troisième hapax offert par Girart de Vienne se trouve en un passage où il y a en fait deux mots qui pourraient être ou des noms propres ou bien des noms communs; ils deviennent des hapax si l’on en fait des noms communs. Le poète décrit la région autour de Senlis (Oise) où aura lieu une victoire de Renier, frère de Girart, sur des brigands notoires:

850

De la contree mon seigneur Saint Denis

ne pooit on aler juqu’a Sanliz

que il ne fust de tranchiez et ocis.

En la Sorvale avoit larrons norriz,

el jarriois qui est desoz Sanliz;

855

n’i pasoit hom qui de mere fust vis

que meintenant ne fust ou mort o pris.

(Variantes du v. 853: aucune; variantes du v. 854: El jariai B, O jarrioi H, El jarriaz S; manque D.)

20Dans son compte rendu, Hilka considère sorvale comme un nom commun qu’il met sur le même pied que plesseïz aux vv. 860, 865 plus loin, où en effet le doute n’est guère permis, et jarriois, v. 854. Il créerait ainsi deux hapax, car ni sorvale ni jarriois ne se trouvent dans TL et Godefroy; j’ai préféré imprimer Sorvale dans mon édition, avec renvoi en note à La Chapelle en Serval, lieu-dit à dix kilomètres de Senlis, mais c’est une décision, en fin de compte, subjective, qui dépend de ma façon de comprendre le contexte, tout comme celle qui fait de jarriois un nom commun. Ce mot, qui n’est pas très éloigné dans sa forme de celles des variantes, est peut-être un dérivé de jarris («chêne kermès» ou quelquefois «houx») et doit signifier «bois» ou «taillis». Il est en effet remplacé aux vers 860, 865 par plesseïz, qui signifie à peu près la même chose et qui semble être, je l’ai dit, un nom commun dans ce contexte, bien qu’il y ait au moins un lieu-dit Le Plessis dans les alentours de Senlis. Le nom commun jarrie est répertorié par Godefroy, 4, p. 637b avec la glose «terre inculte», bien que l’exemple cité, tiré de Girart de Roussillon, semble vouloir dire plutôt «chêne kermès» (voir le Glossaire de l’édition Hackett8). Cependant tant TL (IV, 1589, «Steppe, Heideland») que le REW (2e éd., 3690c) appuient la glose de Godefroy, sans la faire dépendre de la leçon tirée de Girart de Roussillon et en faisant descendre jarrie de *Garrica. Cette forme existe aussi comme toponyme: La Jarrie (Charente-Maritime) et Jarrie (Isère), mais je n’ai pu trouver d’autre exemple de jarriois, nom propre ou nom commun, que celui de Girart de Vienne.

21Passons maintenant à un deuxième texte épique que j’ai édité: Vivien de Monbranc9. C’est une chanson de geste très courte en laisses d’alexandrins rimées. Elle assure, dans l’unique manuscrit qui nous l’a transmise, H 247 de la bibliothèque de l’école de Médecine à Montpellier, la transition entre Maugis d’Aigremont et Renaut de Montauban, et elle date sans doute des environs de 1250. C’est un poète médiocre, pour ne pas trop le critiquer, qui en est l’auteur, et, pour trouver ses rimes, il se livre assez souvent au choix des chchés les plus rebattus mais aussi à l’emploi fort imprécis, voire abusif, d’expressions et de mots comme laniere (féminin de lanier mais s’accordant avec le pluriel du masculin) au vers 188, superïour, vers 274, la sele a Argonne, vers 515, avironne (pr. ind. 3 pour pr. ind. 6), vers 518, estrace, vers 566, etc. (voir les notes de ces vers dans l’édition). Au moins quatre fois ce procédé va jusqu’à créer deux véritables «sosies», et deux hapax. Soit le cas du mot plungié au vers 429:

428 Renauz et Aalart ne s’i sunt atargié:
.ii. grans bastons ont pris et en lor col plungié
Pour chen que il ne furent de noient chevalier.

22Le sens semble clair: les deux frères, n’étant pas encore chevaliers, s’arment de gros gourdins qu’ils reposent sur leur épaule. Seulement, le verbe plongier n’a jamais ce sens d’après TL et Godefroy: en général, comme verbe transitif, il veut dire «enfoncer sous l’eau», «couler», «tremper»; au besoin, pourrait-on songer à une extension du sens de «s’abaisser» que répertorie TL? Mais il ne s’agit pas là d’un emploi transitif. Le regretté Jean Rychner m’a aimablement suggéré une autre possibilité, qui serait de voir dans plungié un déterminant de bastons avec le sens de «plombés», puisque le verbe dérive de *Plumbicare. Il n’y a là que deux problèmes, que Rychner lui-même a soulevés: ce sont les verbes plommier ou plomer, dérivés également de *Plumbicare, qui fournissent toujours les participes passés employés dans ce sens (cf. TL, VII, 1174b-75a, Godefroy, 6, pp. 226c-27a); et que faire, dans cette hypothèse, de «en lor col»?

23Le mystère demeure entier et je le soumets au jugement de mes collègues qui auront peut-être vu quelque chose d’analogue dans un texte qui m’est inconnu. En tout cas, je classifierai aujourd’hui cette leçon sous la rubrique des «sosies». Le choix de ce verbe est en tout état de cause bien bizarre dans ce contexte et l’on peut à bon droit soupçonner que le vers 429 est corrompu, mais nous sommes devant un manuscrit unique et, comme je l’ai dit, ce poète n’est pas à une inexactitude près quand il s’agit de trouver une rime.

24Un deuxième «sosie» se trouve au v. 739, dans un passage qui est intéressant à plus d’un égard. Le contexte est une bataille, pendant laquelle des Sarrasins courent sus à Renaut pour venger un des leurs:

736

Tost li coururent sus, tous a une huee,

Ja eussent la broigne en.XXX. lieux faussee,

Se ne fust le destrier a la croupe tieulee,

Qui henist et regibe et fet si grant menee,

740

A l’un brisa le col, a l’autre l’eschinee;

De paiens fist iluec si tres grant lapidee,

Merveille est que Renauz ne fist la reversee!

25Le rôle de cet intelligent destrier Baiart comme aide et défenseur de son maître est un des traits les plus marquants de Renaut de Montauban, et notre poète n’est pas lent à imiter ici son prédécesseur. Mais sa façon de s’exprimer l’amène à se servir de deux tournures qui ne sont pas banales. D. est curieux que faire la reversee ne soit pas une expression connue de TL et de Godefroy, qui n’ont d’ailleurs qu’un seul exemple chacun de reversee, substantif féminin (respectivement: VIII, 1227 et 7, p. 171b). Le sens est clair: «faire la culbute», et ceci nous permet de cerner de plus près le sens du «sosie» dont je voudrais reprendre l’étude ici, le mot menee. Si Renaut est en danger de tomber de cheval la tête la première pendant cette intervention de sa monture, c’est que celle-ci doit être en train de se cabrer, ce qui tend à exclure ce que je disais en fin de note dans mon édition, à savoir que l’on pourrait penser à une extension du sens de «cris», «aboiements» que menee a pris dans le domaine cynégétique, et traduire avec «hennissem*nts». Il semble à la réflexion évident que le mot doit rendre l’idée d’une attaque. Le poète paraît avoir séparé le mot de ses contextes syntagmatiques normaux: «soner la menee», «chevauchier la menee», «suivre la menee», etc., qui font toutes partie des domaines militaire et cynégétique (TL, V, 1403-04, avec des renvois à G. Tilander, Glanures lexicales 168, Cynegetica VII (La Chace du cerf), p. 65 ss.). Ce qui est ailleurs le signal de l’attaque, soit contre un ennemi humain soit contre une bête, devient ici l’attaque elle-même; cet emploi ne semble pas avoir été répertorié10, et je propose donc de faire rentrer menee au v. 739 dans la catégorie des «sosies».

26Vivien de Monbranc contient aussi deux authentiques hapax, dont le premier ne présente guère de difficultés. Il se présente à la rime dans le récit d’une attaque menée par le roi Brandoine:

927 Mez tost resailli sus le hardi combatant.
Le fort [roi] Danemont feri a l’encontrant.
Les mamelez li trenche, tout va aval glachant;

27Le sens ne fait pas de doute: Brandoine frappe Danemont au moment où il le rencontre, face à face, encontrant n’étant qu’une variation sur le thème «encontree». Celle-ci est la forme la plus fréquente, mais les grands dictionnaires offrent également encontreüre, encontrier et encontrement. Cette dernière forme s’offrait au poète, qui mélange partout an et en à la rime et qui eût pu s’en servir à condition d’écrire *fiert plutôt que feri. Il a préféré encontrant; étant donné que n’importe qui peut, en ancien français, inventer une nouvelle forme basée sur une racine donnée, il serait surprenant qu’il ait été le seul à se servir d’encontrant, mais il semble que son initiative soit par hasard la seule à être répertoriée jusqu’ici. C’est donc un hapax, mais, à la différence des hapax les plus intéressants, son sens est évident.

28Il n’en est pas ainsi du second hapax que présente le poème sous rubrique. Le jeune Renaud, armé toujours du baston non chevaleresque auquel fait allusion le v. 429 que nous venons d’examiner plus haut, assomme le cinquième d’une série de dix victimes sarrasines:

703 Et Renaudins brocha son bon destrier Baiart
Et fiert.i. Sarrasin dessus son estouart:
Autresi le gravente com se fust.i. poupart.

29Godefroy (3, p. 628c à Estouart) cite le v. 704, ce qui m’oblige à apporter une légère rectification à la note de ce vers dans mon édition, où j’accusais les dictionnaires d’usage de passer le mot estouart sous silence; ce n’est exact que pour le TL. Mais Godefroy ne se prononce en tout cas pas sur le sens de notre hapax, n’offrant qu’un point d’interrogation résigné. Le mot aurait une apparence moins déroutante si l’on pouvait imprimer estonart, mais la cinquième lettre est très clairement un u et, en tout état de cause, il doit s’agir d’une arme défensive. J’avais songé à le comparer au töenart qui apparaît à plusieurs reprises dans le refrain de Gormont et Isembart et qui figure aussi dans plusieurs chansons de geste (voir TL, III, 353a) y compris, sous la forme de tuenard, dans la Chanson de Guillaume. D est très clair que, dans ces poèmes, il s’agit bien d’un bouclier. Mais vouloir «corriger» dans Vivien de Monbranc équivaudrait à recourir à une lectio facilior moderne.

30Ceci est d’autant plus vrai que, à la réflexion, il ne s’agit pas forcément d’un bouclier. Renaud, pour l’auteur de Vivien de Monbranc, est caractérisé, tout comme Rainouart dans la Chanson de Guillaume, par le choix d’une arme contondante, son baston, appelé aussi pel, v. 696, et perche, vv. 729, 734, parce qu’il n’est pas encore armé chevalier (cf. le v. 430 cité plus haut). Il n’a pas droit à quelque chose de plus chevaleresque avant les vv. 730-74511, où sa perche se brise en deux après qu’il a assommé son énième victime, si bien qu’il a recours in extremis à l’epée Froberge qui se trouve être suspendue à l’arçon de sa selle (v. 745). Il est peut-être significatif que cette dernière victime de la trique soit frappée «Sus le hiaume» au v. 731. Serait-il possible que l’estouart soit une espèce de heaume? Le suffixe -art ou -ard semble certainement être utihsé assez souvent pour des armes pendant tout le moyen âge (cf., en dehors de toenart, bas (i) lard (sorte de dague, forme attestée en Anglo-Normand), flanchart, flassart, faussart ou fauchart, hansart, variante de ansac, pla-cart; le tabart héraldique, porté souvent sur l’armure12 et donnant, semble-t-il, son nom à une espèce de cotte de mailles au xve siècle13). Mais si certaines de ces armes sont défensives, d’autres sont offensives, et cette petite enquête ne mène pas plus loin. Le mot estouart reste un authentique hapax à sens indéterminé et je le rappelle donc aux médiévistes dans l’espoir d’éveiller des échos.

31Il y aurait lieu de me «confesser» ici de bien d’autres hapax qui jonchent un troisième texte épique dont je m’occupe, mais leur nombre dépasserait les limites de ce petit article. Il s’agit du manuscrit de Cambridge (T) du Roland rimé, dont je prépare depuis trop longtemps une édition qui doit faire partie du «Nouveau Mortier», fruit presque mûr du travail d’une équipe anglo-américaine dirigée par M. Joseph J. Duggan. Ce manuscrit est, comme on le sait, le plus jeune de tous les témoins rolandiens, car il date des alentours de 1500. Bien qu’il soit paradoxalement plus proche de l’original, du moins en ce qui concerne un nombre appréciable de lieux variants14, que les autres manuscrits conservés, il fait preuve également d’un désir de moderniser son texte, ce qui décèle chez lui une incapacité évidente d’écrire des décasyllabes corrects et de faire rimer convenablement beaucoup de vers, surtout là où il s’écarte du reste de la tradition manuscrite. Je ne fais que commencer à étudier les nombreuses leçons insolites qu’offre ce manuscrit, et je m’en occuperai, à une exception près, ailleurs. Cette exception nous fournit un authentique hapax, inconnu de TL et de Godefroy, se trouvant à la rime tout comme espaarz dans Yvain, mais dont le sens peut être établi avec certitude. Il s’agit du moment dans la bataille contre Baligant où Charlemagne vient secourir Naimon, qui est en grand danger:

3097

Moult eut grant deul Charlemaines ly roy

quant vait du Naime si naffré devant soy:

le sanc ly raie sur l’aufferrant norrois,

3100

vermeil en est le haubert chambinois...

32Le vers 3100 de T n’a pas d’équivalent dans les autres manuscrits. C’est le vieux dictionnaire de La Curne de Sainte Palaye15 qui révèle le sens du mot chambinois, ou plutôt impose à l’éditeur la correction de ce mot en chamb[l]inois, et si Godefroy n’a pas relevé l’entrée dont il s’agit, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’un nom propre:

Chambli, subst. Nom de ville. Cette petite ville de Picardie était autrefois célèbre pour la fabrique des armes. De là, nous lisons: «Hautes gorgieres doubles de Chambli», dans un inventaire d’armures à la Chambre des Comptes*, cité par Du Cange, au mot Armatura. Plus bas (Ibid.) «une barbiere de haute cloueure de Chambli».
* C’est l’inventaire des armes de Louis le Hutin, roi de France, rédigé en 1316. (Ed. Henschel, I, p. 398, col. 3.) On lit dans Le Roux de Lincy (Prov., I, 351): «Haubers de Chambelin». Chambly est dans le département de l’Oise et dans l’Ile-de-France. On y fabrique encore des armes blanches et des outils. (N.E.)

33Même quand on corrige en chamblinois, nous avons toujours ici un hapax, un adjectif dont La Curne de Sainte-Palaye et Du Cange ne soufflent mot mais dont le sens devient clair à la lumière de cette entrée: c’est un haubert de Chambli. Notons que cette variante est particulière à la copie la plus jeune du Roland rimé: c’est un mot que n’aura probablement fait son apparition qu’au xive siècle, à une époque où les armuriers de Chambli étaient sans doute en train d’acquérir leur enviable réputation.

34Comme la plupart des mots qui, dans le manuscrit de Cambridge, me restent à étudier comme étant apparemment uniques, chamb[l]inois se trouve à la rime. C’est le cas aussi de bien plus de la moitié des autres mots examinés dans le présent article; tout ce qui provient de Vivien y est, et il est sans doute significatif qu’il s’agisse là de l’œuvre d’un poète très médiocre qui, comme le copiste du manuscrit de Cambridge, se montre souvent incapable de respecter les règles de la métrique16. Mais ne soyons pas trop exigeants: même Victor Hugo, en mal de rime, a notoirement et avec désinvolture créé «Jérimadeth» dans son Booz endormi! Bien avant lui, en 1673, l’auteur allemand Goffried Wilhelm Sacer fit, sous le pseudonyme de «Hartmann Reinhold», la satire du rimeur au désespoir dans son œuvre Reime dich, oder ichfresse dich («Rime! sinon je te bouffe»). Il est fort à craindre que nous n’ayons là en fin de compte la clef de beaucoup des hapax qui nous préoccupent dans nos éditions de textes, sans doute même de la majorité.

Quelques hapax de mes connaissances (2024)

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